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Un témoignage singulier avec la courtoisie de
Mohamed Larbi
CHIKHI dit Babi,
Ancien détenu
et permanent de la Fédération de France du FLN
4 septembre 2022
Président de la République Française
Monsieur le Président, la
commémoration des 80 ans de la rafle du Vél’d’hiv et l’hommage que vous avez
rendu aux victimes juives forcent le respect.
Un tel « fardeau » pèse de
tout le poids de la mémoire de chacune des victimes raflées et écrasées par la
barbarie nazie jusqu’au dernier souffle de leur vie.
Vous avez prononcé des mots forts
sous forme de promesses : « nous continuerons de la rappeler contre
l’oubli, nous continuerons de l’enseigner contre l’ignorance, nous continuerons
de la pleurer contre l’indifférence, nous continuerons d’en sonder les racines
profondes et les ramifications nouvelles contre les résurgences du mal et nous
nous battrons, je vous le promets, chaque petit matin car la France s’écrit par
un combat de résistance et de justice qui ne s’éteint jamais ».
Ces mots ont réveillé en moi le
souvenir de ma propre détention. Oui, j’avais 18 ans quand je fus enfermé ainsi
que des milliers de mes compatriotes, pendant des semaines, dans ce maudit lieu
où résonnaient encore les cris des femmes et des enfants juifs avant leur
déportation vers les camps d’extermination dans des wagons à bestiaux.
Le 25 août 1958, le FLN décide de
déclencher des opérations commandos sur des cibles essentiellement stratégiques
et militaires en métropole avec pour objectifs : desserrer l’étau sur les
maquis en Algérie, diminuer la pression sur les populations, faire bouger les
lignes sur le plan international et éveiller les consciences en métropole.
Surprise par les actions commandos et
le retentissement international qu’a eu la destruction des installations
pétrolières de Mourepiane, de la Cartoucherie de Vincennes, des Commissariats
de police et de la base navale de Toulon, la police française va laisser libre
court à sa violence et à sa haine du « bougnoule ».
Ordre fut donné de rafler les
Algériens à la sortie des métros, à la descente des bus, sur les boulevards,
dans les foyers, dans les usines, dans les cafés…
Pendant des jours et des nuits nous
fûmes entassés sur la piste du Vélodrome d’Hiver. Cette détention fut
évidemment des plus pénibles. Le toit en verre sous le soleil d’août rendait
l’air suffocant et le sol aussi chaud que le magma du Vésuve. Pas d’ombre où
s’abriter, des jours à dormir à même le sol et à manger debout. Les sanitaires
étaient pris d’assaut.
A force de suppliques et de cris, les
gardes mobiles ont fini par ouvrir le toit une fois par jour pour nous
permettre de respirer, et des espaces nous furent libérés par l’allégement du
dispositif de surveillance.
Parmi nos compatriotes raflés, se
trouvaient des fonctionnaires « français musulmans » qui furent vite libérés,
ce qui leurs permit d’alerter l’opinion publique sur nos conditions de
détention. Des familles ont commencé à affluer devant le Vél’d’hiv, créant
attroupements et nuisances.
Certaines apportaient des vêtements,
des médicaments, des biscuits ou autre nourriture.
Ces familles avaient été dirigées
vers ce lieu par les commissariats de leurs quartiers. Des inspecteurs de
police venus, munis de leurs fichiers, pour séparer le bon grain de l’ivraie,
n’ont rien pu faire dans ce chaos.
Les élus locaux firent pression pour
éviter au quartier un autre drame, la rafle de juillet 42 était encore fraîche
dans les mémoires. Dans ce quartier habitaient aussi des juifs déportés.
Quelques jours plus tard, commencèrent
alors les premiers convois d’expulsés vers l’Algérie, où ils furent internés
dans des camps, pour la plupart jusqu’à l’indépendance. Quant à moi, je faisais
partie d’un autre groupe. Nous eûmes droit, d’abord dans une première étape au
gymnase de Jappy, pour nous voir signifier par des fonctionnaires du ministère
de l’Intérieur notre inculpation et la décision de nous incarcérer dans des
camps militaires érigés spécialement pour cette opération, les prisons étant
pleines.
Ainsi le 3 octobre 1958 à 10 h du
matin, après des semaines d’une vie de chien, nous voilà donc transférés vers
les camps du Larzac (Aveyron), de Thol (l’Ain), de Saint Maurice L’Ardoise (le
Gard) et, pour ce qui me concerne, de Vadnay (La Marne).
Nous étions menottés trois par trois,
reliés aux poignets de deux policiers.
Une fois dans le car, les policiers
attachèrent les menottes à des mains courantes spécialement aménagées à
l’intérieur du car. Ce trajet fut interminable avec un seul arrêt dans une
caserne pour arriver tard dans la nuit à Vadnay.
Monsieur le Président « je vous
écris du Vel d’hiv, de la faim, de l’attente et de la pagaille, des maladies,
de tout l’enfer déshumanisant du confinement » [1] pour vous demander
non pas un geste de repentance mais un acte de responsabilité, un geste fort
pour rappeler que des milliers d’Algériens, personnes âgées, adolescents,
humbles ouvriers, fonctionnaires sont également passés par ce lieu. La
destruction du Vél’d’hiv en 1959 n’y changera rien, l’histoire de ce sinistre
endroit nous appartient autant qu’à tous ceux qui y ont souffert.
Et parce que le vent du silence est
partout le même, au nom des Raflés d’août 1958 victimes de l’arbitraire, au nom
du devoir de mémoire, au nom du chantier colossal qui s’ouvre devant les
historiens algériens et français pour établir les faits, je vous demande de
rendre accessibles toutes les archives de la préfecture de police de Paris
dirigée à l’époque par… Maurice Papon.
Mohamed Larbi Chikhi dit Babi
Karen Taieb, Je vous écris du Vél’d’hiv.
Les lettres retrouvées,
Paris
Robert Laffont, 2011.
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